Mourir dans la littérature

La littérature - et particulièrement le roman - offre à comprendre l’expérience humaine parfois mieux qu’un traité de psychologie ou de sociologie, mieux que l’approche médicale de la situation d’un malade. Bien sûr, ces disciplines ont pleinement leur place dans le champ de leur expertise mais pour comprendre d’humain à humain l’expérience de la vie, rien ne vaut parfois la plume d’un écrivain qui par les mots nous introduit dans le monde intime d’une destinée. Cette nouvelle page de notre site a pour ambition de réunir les fortunes de lecture de ses visiteurs. Confiez nous les références précises d’un beau texte de la littérature concernant la fin de vie, envoyez-nous la frappe d’un extrait de roman (quelques lignes à une page) et, après avis de la commission, nous le présenterons ici à la curiosité des visiteurs pour leur enrichissement personnel.

Pour nous faire parvenir vos trouvailles : un simple message à jalmalv51@gmail.com

Avril 2024 ===================================================================================================

Valérie Perrin 1945-
Les oubliés du dimancheLes oublies du dimanche1

Editions Albin Michel - Le Livre de Poche

J'ai mal dormi. Je sais que le téléphone ne va pas tarder à sonner. Qu'on va bientôt m'annoncer qu’Hélène est morte.

En France, on a du mal avec ce mot, aux Hortensias, nous n'avons pas le droit de le prononcer. Les résidents évoquent souvent la mort avec cynisme, casser sa pipe, canner, crever, foutre le camp, passer l'arme à gauche, bouffer les pissenlits par la racine, être plus près de Saint-Pierre que de Saint-Tropez. Le personnel soignant se doit d'employer des mots dignes, disparaître, partir, s'éteindre, quitter, s'endormir sans souffrir.

 

 

 

 

Avril 2021 ===================================================================================================

Françoise Chandernagor 1945-
La voyageuse de nuit

Editions Gallimard

Micha est mort chez sa fille, à la maison. Il est mort dans son grand âge, et « ses jours avaient été pleins ». Il n’est resté chez nous, à Cleyrac, qu’une semaine. Le temps pour ses quatre petites-filles de se rassembler autour de son lit. Ce fut une mort familiale, simple et ordinaire. Il n’y manquait que mon père — en rade à Barhreïn, sur l’un des premiers supertankers.Voyageuse de nuit

Mon grand-père avait été installé dans la chambre de Maman, elle lui avait cédé son lit. Mémé, fatiguée, s’attardait avec une voisine en bas, dans la cuisine. Notre Micha avait perdu conscience depuis le matin. Son corps dégageait à distance plus de chaleur qu’un radiateur. Il brûlait de fièvre, les joues cramoisies. Brusquement, sa respiration s’est arrêtée, Maman l’a pris dans ses bras et j’ai vu la respiration de mon grand-père s’arrêter. Je n’ai pas détourné la tête ; je n’avais pas peur, je savais ; j’avais eu tant d’occasions, dans le haut pays limousin, de voir la mort de près qu’elle me semblait familière. Dégoutante, mais familière.

Ce que nous avions connu, à Saulière, à Fontenailles, à La Roche, c’était une mort domestiquée, qui allait et venait dans les maisons comme les chiens et les poulets. Une mort installée dans la pièce à vivre, au milieu de la famille. Pas toujours du grand spectacle (genre Louis XIV s’adressant à ses courtisans, ou le laboureur à ses enfants) mais toujours une mort publique sous un toit privé. Avec ça, sitôt le dernier soupir exhalé, une vraie pompe funèbre ! On en avait pour son argent : le cadavre dans sa plus belle toilette, les visites, le buis bénit, les horloges qu’on arrête, les miroirs qu’on voile, les veillées du corps avec casse-croûte, le grand deuil, les grandes larmes, les cierges à domicile, le cercueil sur mesure, enfin l’enterrement où, derrière la charrette à bras, tout le canton se retrouvait dans un long et joyeux cortège.

C’est plus tard, à Paris, que j’ai dû m’habituer à la mort cachée. Hôpital, paravents, isolement, fuite des familles, fuite des soignants, dernier soupir à la sauvette, sortie par la porte de service, prise en charge par des « pros », mise au frigo, cercueil en prêt-à-porter, corbillard banalisé, exfiltration définitive par incinération… Le « disparu » ne repassait même pas par sa maison ! Je rencontrais des hommes de trente ans qui n’avaient jamais croisé un cadavre, des femmes de quarante qui ne savaient pas « préparer » un mort — ignoraient tout de la mentonnière, de l’abaissement des paupières, des tampons de coton qu’il s’agit de placer aux bons endroits, enfin auraient été bien incapables de fermer seules les « neuf portes » d’un corps aimé… Dans les grandes villes le décès, abstrait, avait remplacé la mort, obscène.

Avril 2020 ===================================================================================================

Marcel Proust 1871-1922
A la recherche du temps perdu - Le côté de Guermantes Proust

« Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.

— Mais, ma chère amie, c’est que je serai mort depuis plusieurs mois. D’après les médecins que j’ai consultés, à la fin de l’année le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.

— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.

Mars 2020 ===================================================================================================

Jean Giono 1895-1970
Les terrasses de l'île d'Elbe
Giono les terrasses de l ile d elbe

Je ne retournerais pas à trente ou quarante ans pour tout l'or du monde et pas à vingt pour tout l'or de l'univers. Il est très agréable de vieillir. La diminution des forces physiques est un enchantement. C'est l'apprentissage de la mesure : l'eau qu'on est obligé de mettre dans son vin délivre le goût de l'habitude de la violence. Vient un moment où on jouit d'un milligramme, quand avant il en fallait des tonnes. Comme il est grand alors le monde des délicatesses qu’on découvre, et d’usage courant. Le temps fuit autour de vous comme un torrent rapide. L’année commence, passe et finit. C’est qu’il n’y a pas une seconde d’ennui. Ce qu’on bâfrait sans parvenir à satiété, on le déguste sans pour autant parvenir ou vouloir parvenir désormais à cette satiété qui est, on le sait alors, la fin du bonheur. Ce qui n’avait qu’une saveur générale fourmille de saveurs particulières. De tous les côtés les infirmités interposent des freins puissants : on n’a même plus besoin de sagesse. Il n’est pas jusqu’à la proximité et l’approche inexorable, mais cette fois perceptible de la mort qui ne soit, sinon délectable, en tout cas très intéressante. On comprend la malédiction de l’éternité et qu’il est bien et bon d’avoir une fin.

 

Février 2020 ===================================================================================================

Jean de La Fontaine 1621 - 1695

La Mort et le Mourant

La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S'étant su lui-même avertir
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,Fables la fontaine
Il n'en est point qu'il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n'est rien de moins ignoré,
Et puisqu'il faut que je le die,
Rien où l'on soit moins préparé.

Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament,
Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
- Vieillard, lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n'as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J'aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe :
Toute chose pour toi semble être évanouie :
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus
Je t'ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n'importe à la république
Que tu fasses ton testament.

La mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

Mars 2019 =====================================================================================================

René Daumal, mai 1943

Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,
Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;
Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,
Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,
Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,
Voyant qu’on est rien, on désire devenir,
Désirant devenir, on vit.

 

 

 

Mars 2018 ==================================================================================================

Marguerite Yourcenar
Mémoires d’Hadrien

Librairie Plon, 1958, puis Editions Gallimard, 1974, puis Collection Folio N°921, page 11

Memoires d hadrien 1Mon cher Marc,

Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapide du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. Paix… J’aime mon corps ; il m’a bien servi, et de toutes les façons, et je ne lui marchande pas les soins nécessaires. Mais je ne compte plus, comme Hermogène prétend encore le faire, sur les vertus merveilleuses des plantes, le dosage exact de sels minéraux qu’il est allé chercher en Orient. Cet homme pourtant si fin m’a débité de vagues formules de réconfort, trop banales pour tromper personne ; il sait combien je hais ce genre d’imposture, mais on n’a pas impunément pratiqué la médecine pendant plus de trente ans. Je pardonne à ce bon serviteur cette tentative pour me cacher ma mort. Hermogène est savant ; il est même sage ; sa probité est bien supérieure à celle d’un vulgaire médecin de cour. J’aurai pour lot d’être le plus soigné des malades. Mais nul ne peut dépasser les limites prescrites ; mes jambes enflées ne me soutiennent plus pendant les longues cérémonies romaines ; je suffoque ; et j’ai soixante ans.

Ne t’y trompe pas : je ne suis pas encore assez faible pour céder aux imaginations de la peur, presque aussi absurdes que celles de l’espérance, et assurément beaucoup plus pénibles. S’il fallait m’abuser, j’aimerais que ce fût dans le sens de la confiance ; je n’y perdrai pas plus, et j’en souffrirai moins. Ce terme si voisin n’est pas forcément immédiat ; je me couche encore chaque nuit avec l’espoir d’atteindre au matin. A l’intérieur des limites infranchissables dont je parlais tout à l’heure, je puis défendre ma position pied à pied, et même regagner quelques pouces du terrain perdu. Je n’en suis pas moins arrivé à l’âge où la vie, pour chaque homme, est une défaite acceptée. Dire que mes jours sont comptés ne signifie rien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsi pour nous tous. Mais l’incertitude du lieu, du temps, et du mode, qui nous empêche de bien distinguer ce but vers lequel nous avançons sans trêve, diminue pour moi à mesure que progresse ma maladie mortelle. Le premier venu peut mourir tout à l’heure, mais le malade sait qu’il ne vivra plus dix ans. Ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années, mais sur des mois. Mes chances de finir d’un coup de poignard au cœur ou d’une chute de cheval deviennent des plus minimes ; la peste paraît improbable ; la lèpre ou le cancer semblent définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d’une hache calcédonienne ou transpercé d’une flèche parthe ; les tempêtes n’ont pas su profiter des occasions offertes, et le sorcier qui m’a prédit que je ne me noierai pas semble avoir eu raison. Je mourrai à Tibur, à Rome, ou à Naples tout au plus, et une crise d’étouffement se chargera de la besogne. Serai-je emporté par la dixième crise, ou par la centième ? Toute la question est là. Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.

=================================================================================================================================